Dessine-moi une embrouille

Comme le prétendent les Chinois, citant leur légendaire philosophe Confucius, une image (un dessin pour ce qui nous concerne) vaut mille mots. Faites le compte, vous avez entre les mains un monstrueux volume en peu de pages. Cette anthologie, passez-moi l’expression, retrace quarante années d'anecdotes dans une grande entreprise industrielle, en l’occurrence l'usine sidérurgique de Fos-sur-Mer, qui changea maintes fois d'identité depuis Solmer, son nom d’origine, au début des années 70.

Ah les années 70 ! Chères et regrettées seventies, ère souveraine des émissions de télé décapantes, du disco, des pantalons pattes d’éléphant, des hebdomadaires bêtes et méchants. Dans son canard rabelaisien, le professeur Choron enseignait un humour sans bornes, bousculant les préjugés sans ménagement. Pas de chatouilleux nationaliste ou intégriste pour s'offusquer des caricatures qui ornaient la une des journaux satiriques, Charlie Hebdo, L’Echo des Savanes, Hara-Kiri et même Pilote, le journal qui s’amusait à réfléchir. La plume ironique de Gotlib, la caricature corrosive de Cabu ou le trait caustique de Reiser dressait sans vergogne les excentricités d'une société post-soixante-huitarde en pleine renaissance. La télévision n’était pas encore l’instrument de propagande qu’elle est devenue progressivement. Au fil d’émissions telles que Le petit rapporteur ou Droit de réponse, la télé vous rentrait dans le lard, on s'y exprimait la clope au bec, dans une savoureuse impertinence, les vannes fusaient, éclaboussant le téléspectateur qui n'avait qu'à bien se tenir. On savait rire en ce temps-là, ma bonne dame.

C'est à cette époque, bénie ou maudite (selon les confessions), que remontent les plus anciens dessins de ce livre. En 1976, j'intégrais le laboratoire de l'aciérie, après une année à marcher au pas dans une caserne d'un autre âge, c’était à Châlons-sur-Marne. Pas de téléphone mobile, pas d'ordinateur, pas d'imprimante, pas de souris et par conséquent pas de tapis de souris non plus. Ça vous étonne ? Mon jeune ami, je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaitre, comme chantait si savoureusement Monsieur Charles.

On faisait tout à la main, y compris les cliparts, ces petits dessins qu'on trouvera par milliers sur les cdroms des années plus tard. Je prenais un bloc-notes, une pointe bic et sur le coin de la table du petit réfectoire du labo, je partais dans d'infâmes grigris à travers des estampes licencieuses. Ça, c'était pour amuser la galerie. Lorsqu'il s'agissait de dessins plus sérieux, représenter une scène de travail, visualiser un projet, il convenait de ne pas dépasser la limite que la morale réprouve. Or j'étais constamment à la limite de cette limite, dessiner était pour moi une belle occasion de faire rire. Quand on a passé son adolescence le nez plongé dans le journal Pilote, ça laisse des séquelles. A tout propos, à tout moment, je dessinais, donnant libre cours au crayon, au feutre, à la craie, à tout ce qui me tombait sous la main. Ça finissait par se savoir et dépasser les frontières de notre tour de Babel planquée à l’ombre de la monumentale silhouette de l’aciérie.

Après onze années de bons et loyaux services à analyser des échantillons d’acier, ma modeste carrière de laborantin consciencieux amorçait un virage inattendu. On m'appelait sous d'autres latitudes. Le rédacteur en chef du bulletin d'information d’un département de l’usine, en l’occurrence le département Métallurgie Qualité, s'apprêtait à partir en retraite et je fus désigné comme successeur. Travailleur posté, j'allais devenir un journalier, un bureaucrate. Grâce à mes petits mickeys, une opportunité s'ouvrait. Le big boss, rigoureux et austère au point qu'il en faisait frémir ses collaborateurs, s'était trouvé tout hilare à la vue de mes comics. Pour lui, je répondais au profil. La perspective de donner libre cours à ma plume dans une feuille de chou dont je serai en même temps le rédacteur me remplissait d’allégresse. Je m‘en occuperai pendant une décennie jusqu'à l'apparition du web, à la fin des années 90, après quoi les dessins se firent plus rares.

Des années 1987 à 1998, ma production de cartoons fut assez soutenue. La notoriété faisant, je dessinais pour tous les services de l'usine, fabrication, administration, informatique, et en particulier pour le GIP (Groupe d'Intervention et de Protection) qui appréciait un type d’humour décalé sur mesure dont il pouvait profiter. Le message devait être percutant, « lâche-toi, précisait-on, dessine-moi un type avec la tête sous le bras. » Il ne fallait pas me le dire deux fois. Dans le domaine de la sécurité, la demande était régulière. La fréquence des dessins était parallèle à la diffusion des règles, consignes et procédures. Ils se poursuivront jusqu'à l'apparition de figures devenues plus sages avec le temps… quoique.

Le nerf qui relie tous ces dessins est l'humour, ingrédient indispensable au message, à la publicité, à la communication, aux échanges, aux relations. Car l'humour invite à la détente, il permet parfois de se sortir d'une position inconfortable. Dans les années 80, l’humour battait son plein à longueur de supports d’information. L’usine sollicita même Franquin (carrément !) pour sensibiliser le personnel aux accidents du travail. De cette précieuse collaboration, fut éditée une bande dessinée de 32 pages « Gaffes à Solmer » qui fut distribuée aux employés. 32 situations critiques et caustiques, avec un Lagaffe local dans le rôle principal. Par la suite, Gaston deviendra la mascotte indétrônable du chef de département Métallurgie Qualité.

 

Quelques dessins


Produits corrosifs en salle de chimie

 


Visite médicale

 


Un projet de robot qui est resté dans l’œuf

 


Réunion

 


Une autre vision de la sagesse

 


Marseille

 


Le stress

 

Dom's - 25 novembre 2012 à 09:12

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